Nous voilà propulsé au début du XVIIIème siècle, le tout jeune royaume de Prusse vit ses premières années de règne.
A Berlin, dans son arrière boutique, le marchand de couleur Heinrich Diesbach s’affaire à préparer du rouge carmin, un pigment fabriqué à base de cochenille. Rien de bien exceptionnel en soi.
En manque de potasse et pressé par sa commande, il demande à son fournisseur, le chimiste Johann Conrad Dippel*, de lui fournir en toute urgence, cet ingrédient nécessaire à la fabrication de son mélange.
Dans la précipitation, Dippel lui vend un produit souillé par du sang animal. La réaction chimique est immédiate et inattendue : ce n’est pas un rouge carmin qui apparaît mais un magnifique bleu profond !
Les deux compères comprennent de suite que fortune est faite !
En effet, le bleu était à l'époque un pigment de luxe, issu principalement du lapis-lazuli qui donne la couleur outremer quand il est broyé. Son coût exorbitant contraignait les peintres à en mesurer chaque gramme et la valeur du tableau était souvent calculé en fonction de son utilisation.
Avec un prix dix fois inférieur et un pouvoir couvrant, dix fois supérieur, le bleu inventé par Diesbach et Dippel fait rapidement le tour du globe et le succès est immédiat.
Papier peint, porcelaine, timbres et drapeaux sont teints en bleu. En 1709, il devient la couleur officielle de l'uniforme de l'armée prussienne, ce qui lui vaut le nom de "bleu de Prusse", bien qu'en Allemagne il soit connu sous le nom de Berliner Blau ou bleu de Berlin.
Ni minéral, ni végétal, il est le premier pigment synthétique, la première couleur artificielle créée jusque-là.
Le bleu de Prusse surprend, attire, révolutionne la peinture.
Il devient l’allié des artistes qui rêvent de ciels célestes ou indomptables.
Watteau, Gainsborough, Delacroix, Ingres…il traverse les décennies et résiste au désamour.
Il franchit les frontières, les océans et déploie toute son hégémonie.
Au XIXème siècle, l’empire du Soleil Levant, où dominaient les noirs les blancs et les rouges, découvre à son tour, le Bleu de Prusse.
Le peintre japonais Hokusai le porte au firmament dans sa série d’estampes “les 36 vues du Mont-Fuji”. Van Gogh fasciné par le travail du maître s’en imprègne en le combinant au cobalt dans son œuvre “le ciel de la nuit étoilée”. Sans oublier l'œuvre de Picasso qui, avec le bleu de Prusse, a exprimé toute sa mélancolie dans sa série de toiles de la période bleue.
*Pour la petite histoire dans l’histoire, Dippel est à l'origine du personnage de “Victor Frankenstein” dans le roman de la célèbre Mary Shelley ! Je le signale parce que j’adore Mary Shelley.